LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Ivan Tourgueniev
(Тургенев Иван Сергеевич)
1818 — 1883
ÉTRANGE HISTOIRE
(Странная история)
1870
Traduction de Prosper Mérimée parue dans la Revue des deux Mondes, 1er mars 1870, puis en volume, Paris, Hetzel, 1873.
Il y a environ quinze ans, nous raconta M. C..., les devoirs de mon service m’amenèrent au chef-lieu du gouvernement de T..., où je dus passer quelques jours. Je trouvai un assez bon hôtel, établi depuis six mois seulement par un tailleur juif qui s’était enrichi. À ce que j’ai ouï dire, la maison ne garda pas longtemps sa renommée, accident assez ordinaire chez nous. Alors elle était dans tout son éclat. Les meubles neufs jouaient et craquaient la nuit ; on eût dit un feu de file. Les draps, les nappes, les serviettes, sentaient le savon ; les planchers peints avaient une forte odeur d’huile de chanvre, ce qui, au dire du premier garçon, gaillard fort déluré, mais médiocrement propre, était souverain contre la propagation des insectes. Le garçon susdit, jadis valet de chambre du prince G..., se distinguait par l’aisance de ses manières et par son assurance. Portant un habit qui n’avait pas été fait pour lui, des souliers éculés, une serviette sous le bras, la face bourgeonnée, les mains en sueur, il gesticulait sans cesse en lançant quelques petites phrases insinuantes. Tout d’abord il m’avait honoré de sa protection, me jugeant capable d’apprécier son mérite et son usage du monde. Quant à son avenir, c’était une âme désenchantée.
« Voulez-vous savoir notre position, me dit-il un jour, représentez-vous des harengs pendus au séchoir. »
Il s’appelait Ardalion.
J’eus des visites à faire aux fonctionnaires de la ville. Grâce à Ardalion, je me procurai une calèche et un valet de pied, dépourvus de fraîcheur et fort râpés l’un et l’autre ; en revanche, le valet avait une livrée et la voiture des armoiries. Après mes visites officielles, j’allai chez un ancien ami de mon père, établi à T... depuis longtemps. Il y avait bien vingt ans que je ne l’avais vu. Il s’était marié, il était devenu père de famille, veuf et fort riche par suite de spéculations sur les fermages d’eau-de-vie ; c’est-à-dire qu’il prêtait aux fermiers sur hypothèque et à gros intérêts. « Courir des risques, c’est, dit-on, faire acte de noblesse[1]. » Au fond, il ne courait guère de risques. Tandis que j’étais à causer avec lui, une jeune personne d’environ seize ans, petite, fluette, entra dans le salon, s’avançant sur la pointe du pied, d’un pas léger, mais un peu incertain.
« C’est ma fille aînée, me dit mon ami, ma Sophie, que je vous présente. Elle a remplacé ma pauvre femme ; elle tient la maison et a soin de ses frères et de ses sœurs. »
En la saluant, tandis qu’elle se glissait sur une chaise, je pensais à part moi qu’elle ne ressemblait guère à une maîtresse de maison et à une institutrice. Elle avait une figure tout enfantine, rondelette, avec de petits traits agréables, mais immobiles. Ses yeux bleus, sous des sourcils singulièrement dessinés et également immobiles, regardaient avec une attention étonnée, comme s’ils apercevaient quelque chose d’inattendu. Sa bouche un peu gonflée, — la lèvre supérieure légèrement saillante, — ne souriait pas, et semblait n’avoir jamais souri. Deux taches roses allongées se dessinaient sur ses joues délicates. De chaque côté de son front étroit pendaient en boucles des cheveux blonds et fins. Sa poitrine se soulevait à peine, et ses bras se pressaient contre sa taille avec une sorte de gaucherie rigide. Elle avait une robe bleue tombant sans plis, comme celle d’un enfant, jusqu’à ses pieds. L’impression que produisait cette jeune personne n’était pas celle d’une nature maladive : c’était une énigme à deviner. Pour moi, je ne la pris pas pour une petite provinciale timide, mais je crus trouver un caractère singulier, que je ne m’expliquais pas, qui ne m’inspirait ni attraction ni répulsion ; seulement il me sembla que jamais je n’avais rencontré une âme plus sincère. Une sorte de pitié, — oui, de pitié, s’éveillait en moi en pensant à cette jeune vie déjà si sérieuse et si préoccupée, Dieu sait pourquoi !
Elle n’est pas de ce monde, me disais-je, bien que dans l’expression de sa figure il n’y eût rien d’idéal. Évidemment Mlle Sophie entrait au salon uniquement pour remplir son devoir de maîtresse de maison que son père lui avait attribué.
Il se mit à me parler de la vie qu’on menait à T..., des plaisirs et des agréments qu’elle offrait.
« On y est bien tranquille, le gouverneur est un peu mélancolique, le maréchal de la noblesse... est garçon. Mais, à propos, après-demain il y a un grand bal à l’assemblée de la noblesse. Je vous engage à y aller. Vous y verrez de jolies personnes et aussi toutes nos intelligences. »
Mon ami, en homme qui avait étudié à l’université, aimait à se servir d’expressions savantes. Il les employait avec une apparence d’ironie sous laquelle on sentait son respect pour le style élevé. D’ailleurs il est reconnu que les spéculations sur les fermages développent chez les gens, avec la solidité des principes, une tendance à la profondeur.
« Oserai-je vous demander si vous irez à ce bal ? dis-je à Mlle Sophie. — J’avais envie d’entendre le son de sa voix.
— Papa doit y aller, et je l’accompagne. — Sa voix était douce, lente, elle prononçait les mots comme si elle n’avait pas complètement compris.
— Permettez-moi, en ce cas, de vous inviter pour la première contredanse. »
Elle baissa la tête en signe de consentement, mais sans m’honorer du moindre sourire.
Je pris congé un instant après, et je me rappelle l’effet singulier que produisit sur moi son regard attentif qui me suivait. Involontairement je me retournai, croyant qu’il y avait derrière moi quelqu’un ou quelque chose.
De retour à l’hôtel, où m’attendaient l’éternelle julienne, les côtelettes aux petits pois et une gelinotte brûlée, je dînai à la hâte ; puis, assis sur mon divan, je m’abandonnai à mes pensées. Elles roulaient sur l’énigmatique Sophie ; mais Ardalion, qui venait de desservir, s’expliqua ma méditation à sa manière.
« Il y a bien peu de distractions dans cette ville-ci pour messieurs les voyageurs qui passent, dit-il de son air dégagé en époussetant le dos des fauteuils avec une serviette sale, occupation, comme on sait, ordinaire aux domestiques civilisés ; — bien peu de distractions ! » Et une grosse pendule à cadran blanc et chiffres violets semblait appuyer de son tintement monotone la remarque d’Ardalion, et répéter après lui : « Bien peu ! bien peu ! » — Pas de concerts, continua-t-il, pas de théâtres... (Il avait voyagé hors de son pays avec son maître, peut-être même était-il allé à Paris ; c’est pourquoi il savait bien qu’il ne faut pas dire kiatr comme les paysans.) — Pas de bals ni de soirées parmi messieurs de la noblesse ; rien de tout cela ! (Il s’arrêta un moment, probablement pour me permettre de remarquer la pureté de son style.) On ne se voit guère, chacun reste sur son perchoir comme une chouette. Où peuvent aller messieurs les voyageurs ? Nulle part en vérité. »
Ardalion me jeta un regard oblique.
« Écoutez donc, reprit-il après un instant de silence, si par hasard vous vous trouviez en disposition de... » Il me regarda de nouveau en dessous, mais probablement il ne me trouva pas dans la disposition qu’il fallait. Le garçon civilisé se dirigea vers la porte, fit mine de réfléchir, puis, se retournant, s’approcha de moi, et, penché à mon oreille, il me dit avec un sourire enjoué :
« Si monsieur voulait voir des morts ? »
Je le regardai avec stupéfaction.
« Oui, continua-t-il à voix basse, nous avons ici un homme pour cela. Mon Dieu, c’est un pauvre garçon, sans lettres, et pourtant il fait des choses extraordinaires. Si par exemple on se présente à lui et qu’on veuille voir n’importe quel défunt de sa connaissance, il vous le montre tel quel.
— Comment cela ?
— C’est son secret, car bien que ce soit un homme qui n’a pas étudié, à vrai dire, qui ne sait pas dire deux..., il a la foi, il est fort dans les choses divines. Les marchands ont beaucoup de respect pour lui.
— Est-ce qu’on sait cela dans la ville ?
— Ceux qui en ont besoin le savent ; mais pourtant, à cause de la police, on y fait des façons, parce que, on a beau faire, ces choses-là sont défendues, et pour les gens du peuple... cela fait du scandale. Les gens du peuple, la populace..., vous savez, cela finit toujours par des coups de poing.
— Vous a-t-il fait voir des morts ? » demandai-je à Ardalion. Je n’aurais pas osé tutoyer un mortel aussi distingué.
Ardalion baissa la tête.
« Oui, il m’en a fait voir. Il m’a montré mon père comme s’il eût été vivant. »
Je le regardai avec attention. Il souriait et jouait de sa serviette ; il soutenait mon regard avec condescendance, mais aussi avec fermeté.
« Cela est fort curieux, m’écriai-je enfin. Est-ce que je pourrais faire la connaissance de cet homme-là ?
— Ce n’est pas impossible, mais il faut d’abord commencer par la maman. C’est une vieille femme respectable, qui vend des pommes en plein air sur le pont. Si vous voulez, je la préviendrai.
— Oui, faites-moi ce plaisir. » Ardalion toussa dans sa main.
« Et vous lui ferez un petit cadeau, peu de chose s’entend, car c’est à elle, à la vieille, qu’il faut donner. Moi, de mon côté, je lui expliquerai qu’elle n’a rien à craindre, que vous êtes un voyageur, un homme comme il faut, qui comprend bien que tout cela doit rester secret, et qui ne voudrait pas qu’il lui arrivât de la peine. »
Ardalion prit son plateau d’une main et, imprimant un balancement gracieux à la fois à son épine dorsale et à ce plateau qu’il tenait en équilibre sur le bout de ses doigts, il se dirigea vers la porte.
« Ainsi je puis compter sur vous ? lui dis-je comme il se retirait.
— Ayez bon espoir, répondit-il d’une voix assurée. Voyons d’abord la vieille, et nous vous rendrons réponse bien exactement. »
Je vous fais grâce de toutes les pensées que me suggéra la révélation du garçon de l’hôtel, j’avouerai seulement que j’attendis la réponse avec impatience. Le soir, assez tard, Ardalion, tout penaud, m’annonça qu’il n’avait pas trouvé la vieille. Pour l’encourager, je lui donnai un assignat de trois roubles. Aussi, le matin suivant, il entrait dans ma chambre le sourire aux lèvres. La vieille consentait à me voir.
« Eh ! petit, cria-t-il dans le corridor. Eh ! jeune artisan, arrive ici ! »
Sur quoi entra un enfant de six ans, tout barbouillé de suie, comme un chat de mars, la tête tondue, sans cheveux même par places, portant une robe de chambre à raies, toute déchirée, et des galoches à ses pieds nus.
« Vois-tu, tu vas mener monsieur où tu sais, dit Ardalion en se tournant vers le gamin et me désignant à lui. Quand vous serez arrivé, monsieur, vous n’avez qu’à demander Mastridia Karpovna. »
L’enfant fit entendre un petit grognement, et nous nous mîmes en route.
Après avoir marché assez longtemps par les rues non pavées de la ville de T..., nous nous trouvâmes dans une des plus désertes et des plus misérables. Mon guide s’arrêta devant une vieille maisonnette de bois à deux étages, et, s’essuyant le nez à la manche de sa souquenille, il me dit :
« C’est ici, la porte à droite. »
Je montai le perron, j’entrai dans un petit vestibule, et je frappai à droite. Une porte basse avec des ferrures rouillées s’entr’ouvrit, et je me trouvai en présence d’une grosse vieille femme en casaque de couleur cannelle, doublée de peau de lièvre, un mouchoir de couleur sur la tête.
« Mastridia Karpovna ? lui demandai-je.
— À vous servir, monsieur, répondit-elle d’une voix glapissante. Soyez le bienvenu. Monsieur veut-il s’asseoir ? »
La chambre était encombrée d’une quantité de vieilles nippes, de chiffons, de coussins, de matelas, de sacs, si bien qu’il n’était pas facile de s’y retourner. Le soleil y entrait à peine par deux petites fenêtres couvertes de poussière. Dans un coin, derrière un tas de paniers posés les uns sur les autres, sortait un bruit étrange. On soupirait, on geignait. Était-ce un enfant malade, un petit chien ?... Je m’assis, et la vieille se tint debout devant moi. Son visage était jaune, presque diaphane et comme de cire. Ses lèvres avaient disparu, et l’on ne reconnaissait sa bouche, perdue au milieu de ses rides, qu’à une fente transversale. Une mèche de cheveux blancs s’échappait de dessous son mouchoir de tête. Quoique profondément enfoncés sous son front proéminent, ses yeux gris, bordés de rouge, brillaient comme des charbons.
Son nez, plus pointu qu’une alêne, flairait l’air sournoisement.
« Oh ! oh ! ma commère, me dis-je à moi-même, tu es une fine mouche, toi ! »
Elle sentait légèrement l’eau-de-vie.
Je lui exposai le but de ma visite, dont elle devait d’ailleurs être déjà prévenue. Elle m’écouta en clignotant des yeux, tandis que son nez semblait s’allonger comme le bec d’une poule qui va picoter un grain de blé.
« Oui, oui, me dit-elle enfin, Ardalion Matveïtch nous a dit comme cela... que monsieur aimerait à voir ce que sait faire notre enfant... Seulement c’est que nous craignons...
— Quant à cela, lui dis-je en l’interrompant, vous pouvez être bien tranquille... Je ne suis pas un mouchard.
— Oh ! mon petit père, que nous dites-vous là ? s’écria la vieille. Qui est-ce qui oserait penser pareille chose d’un monsieur comme vous ? Et puis à propos de quoi nous moucharder ? Est-ce que nous faisons quelque chose de mal ? Mon pauvre enfant, monsieur, n’est pas de ceux qui voudraient faire ce qu’il ne faudrait pas... ni se mêler de vilaines sorcelleries... Ah ! Dieu garde, et la très-sainte mère de Dieu ! (Ici la vieille se signa trois fois.) Dans tout le gouvernement, il n’y en a pas un pour jeûner et prier comme lui, monsieur. Même c’est pour cela qu’il a obtenu cette grâce-là... Que voulez-vous ? ce n’est pas œuvre de ses mains ; cela vient d’en haut, mon doux monsieur... Oui...
— Eh bien ! lui dis-je, c’est affaire conclue. Quand pourrai-je voir votre fils ? »
La vieille se remit à clignoter des yeux, et deux fois tira d’une de ses manches son mouchoir de poche pour le remettre dans l’autre manche. « C’est que, monsieur, nous avons peur...
— Mastridia Karpovna, veuillez prendre ceci, lui dis-je en lui donnant un assignat de dix roubles.
De ses doigts tordus et gonflés, pareils aux serres charnues d’un hibou, la vieille saisit le billet et le fourra dans sa manche ; puis, après avoir fait mine de réfléchir, elle se frappa les genoux de ses mains, comme si elle prenait une résolution soudaine.
« Viens-t’en ici ce soir, mon cher monsieur, me dit-elle, non plus de sa voix ordinaire, mais d’un ton plus grave et plus solennel. Pas dans cette chambre-ci, mais tu auras la bonté de monter au second. À gauche, il y a une porte, ouvre-la, et tu entreras, mon bon monsieur, dans une chambre vide, et dans cette chambre tu verras une chaise. Assieds-toi sur cette chaise et attends, et, quoi que tu voies, ne dis pas un mot et ne fais rien. Et ne t’avise pas de causer avec mon fils, parce que... il est trop jeune, et avec cela il tombe du haut mal. Il est facile de l’effrayer... Il tremble, il tremble comme un poulet,... pauvre petit ! »
Je regardais Mastridia.
« Vous dites qu’il est tout jeune ; mais, s’il est votre fils...
« Fils de l’âme, mon petit père, fils de l’âme ! J’en ai beaucoup d’orphelins, moi, ajouta-t-elle en faisant un signe de tête dans la direction du coin où j’avais entendu geindre. Hélas ! seigneur mon Dieu, très-sainte mère de Dieu ! Et vous, mon petit père, mon bon monsieur, je vous en prie, avant de venir, ayez la bonté de penser un petit peu fortement à n’importe qui de vos défunts parens ou amis, qu’ils puissent avoir le royaume des cieux ! Repassez un peu, à part vous, vos défunts, et celui que vous aurez choisi, ayez-le bien dans la tête, tenez-le bien, pour quand mon petit garçon viendra.
— Faudra-t-il dire à votre fils la personne que... ?
— Du tout, du tout, mon petit père, pas un mot ! Il saura bien découvrir dans vos pensées ce qu’il lui faudra. Seulement mettez-vous bien dans l’esprit la personne défunte, et puis à votre dîner buvez un petit peu de vin..., un verre, deux, trois verres. Le vin ne gâte jamais rien. »
La vieille sourit, se lécha les lèvres, et, portant la main devant sa bouche, laissa échapper un soupir.
« Ainsi, à sept heures et demie ? lui dis-je en me levant.
— Sept heures et demie, mon petit père, monsieur, » me répondit avec assurance Mastridia Karpovna.
Je rentrai à mon hôtel. Je ne doutais pas qu’on ne me préparât quelque mystification ; mais comment s’y prendrait-on, voilà ce qui excitait ma curiosité. Je n’échangeai que quelques mots avec Ardalion.
« A-t-elle consenti ? » me demanda-t-il en fronçant le sourcil, et, sur ma réponse affirmative, il s’écria : « C’est un ministre que cette vieille ! » Selon le conseil du ministre, je me mis à passer en revue les morts de ma connaissance et, après une assez longue méditation, mon choix s’arrêta sur un vieillard mort depuis longtemps, un Français qui avait été mon précepteur. Ce n’était pas une attraction particulière pour le personnage qui me le fit choisir ; mais c’était une figure originale, n’ayant aucun rapport avec celles de ce temps-ci, et qu’il était impossible de contrefaire. Il avait une tête énorme, entourée de cheveux touffus, blancs, peignés en arrière, avec d’épais sourcils noirs, un nez crochu et deux verrues lilas au milieu du front. Il portait un habit vert à boutons de métal poli, un gilet rayé à revers droits, un jabot et des manchettes.
« S’il me montre mon vieux Deserre, me disais-je, je conviendrai qu’il est réellement sorcier. »
À dîner, selon le conseil de la vieille, je bus une bouteille de Lafitte, premier choix, au dire d’Ardalion, ayant un fort goût de liége brûlé et laissant au fond du verre un épais précipité de bois de Campêche.
Exactement à sept heures et demie je me trouvais devant la maison de l’honorable Mastridia Karpovna. Tous les volets étaient fermés, mais la porte était ouverte. J’entrai dans la maison, je grimpai un escalier branlant, et au second étage, ayant ouvert la porte à gauche, comme la vieille me l’avait recommandé, je me trouvai dans une chambre assez grande, mais démeublée, faiblement éclairée par une chandelle posée sur l’enseuillement de la fenêtre. En face de la porte, contre la muraille, était une chaise de paille. Je mouchai la chandelle, je m’assis sur la chaise et j’attendis.
Les dix premières minutes passèrent assez vite. Dans cette chambre, il n’y avait absolument rien pour attirer l’attention ; mais au moindre petit bruit que j’entendais, je regardais la porte. Le cœur me battait. Après les dix premières minutes, dix autres encore se passèrent, puis une demi-heure, trois quarts d’heure..., rien ne bougeait. De temps en temps je toussais, afin d’avertir de ma présence. Je commençai à frapper du pied ; l’impatience me gagnait. Être mystifié de cette manière n’était pas mon compte. L’envie me vint de me lever, de prendre la chandelle et de descendre... Je regardai la chandelle dont la mèche allongée s’était recouverte d’un gros champignon, et en tournant mes regards vers la porte je frissonnai involontairement... Un homme debout s’appuyait contre cette même porte. Il était entré si vite et si doucement que je n’avais rien entendu.
Il avait une simple capote bleue ; il était de taille moyenne et assez robuste en apparence. Les mains derrière le dos et avançant la tête, il me regardait fixement. La faible lumière de la chandelle ne me permettait pas de bien distinguer ses traits ; je n’apercevais qu’une masse de cheveux en désordre, retombant sur son front, de grosses lèvres tordues et des yeux presque blancs. J’allais lui adresser la parole quand je me rappelai l’injonction de Mastridia, et je n’ouvris pas la bouche. L’homme me regardait toujours fixement, et moi je le regardais de même, quand, chose étrange, tout d’un coup, je me sentis saisi par un mouvement de peur, et, involontairement docile à la leçon qui m’avait été faite, je me mis à penser à mon vieux précepteur. Toujours mon homme était devant la porte, respirant péniblement comme celui qui gravit une montagne ou qui porte un fardeau ; mais ses yeux semblaient s’élargir et se rapprocher de moi, et je me sentais mal à l’aise sous ce regard inflexible, lourd et menaçant. Par moments, ses yeux s’allumaient intérieurement d’un feu sinistre, tel que j’en avais remarqué dans l’œil d’un lévrier prêt à piller un lièvre, et, tel qu’un lévrier, mon homme s’attachait à suivre mon regard lorsque j’essayais un crochet, c’est-à-dire quand je détournais les yeux.
Je ne saurais dire combien de temps cela dura : une minute, peut-être un quart d’heure ; lui toujours me regardant fixement, moi toujours plus mal à l’aise, effrayé et pensant à mon Français. Deux ou trois fois j’essayai de me dire : Quelle bêtise, quelle comédie ! Je voulus rire, hausser les épaules... Non, ma volonté s’arrêtait comme figée, je ne trouve pas d’autre terme pour exprimer ce qui se passait en moi. Je me sentais captivé, enchaîné. Tout à coup mon homme quitta la porte et fit un pas ou deux vers moi, puis il me sembla qu’il sautait à pieds joints et se rapprochait encore... puis encore, puis encore... Ses yeux menaçans restaient obstinément fixés sur les miens, tandis que ses mains demeuraient croisées derrière son dos et qu’il respirait toujours plus fortement. Ces sauts me semblaient ridicules ; mais ma terreur n’en devenait pas moindre, et en même temps, ce que je ne puis m’expliquer, je me sentais pris de somnolence. Mes paupières se fermaient... Cette figure aux cheveux ébouriffés, aux yeux blanchâtres, parut se dédoubler devant moi... et aussitôt disparut... Je me secouai. Il était de nouveau entre la porte et moi, et toujours plus près... Puis encore il disparut... comme dans un brouillard... Un instant après, je le revoyais... Plus rien... Encore, le voilà, et plus près, toujours plus près !... sa respiration étranglée, devenue une espèce de râlement, tombait sur moi. De nouveau un brouillard confondit tout, et de ce brouillard je vois sortir des cheveux blancs peignés en arrière et la tête de mon vieux précepteur. Oui, voilà ses verrues, ses sourcils noirs, son nez crochu ; voilà son habit vert, ses boutons de métal, son gilet rayé et son jabot !... Je poussai un cri, et me levai de ma chaise... Le vieillard avait disparu, et à sa place je voyais l’homme à la redingote bleue. Il se dirigeait en chancelant vers la muraille, s’y appuya de la tête et des deux mains, et, râlant comme un cheval qui corne, il s’écria d’une voix sourde :
« Du thé ! »
Aussitôt Mastridia, venue je ne sais d’où, courut à lui.
« Vasinka, Vasinka ! » lui dit-elle en essuyant précipitamment la sueur qui coulait à flots de son front et de ses cheveux. J’allais m’approcher quand d’une voix déchirante elle s’écria :
« Mon cher monsieur, mon père chéri, ne le tuez pas ! allez-vous-en, pour l’amour du Christ ! »
J’obéis. Elle, se tournant vers son fils :
« Mon père nourricier, ma petite colombe, lui disait-elle pour le calmer, tout de suite tu auras du thé, tout de suite. Et vous, mon petit père, allez chez vous prendre aussi une petite tasse de thé. »
Je sortis.
De retour à l’hôtel, je suivis le conseil de Mastridia et me fis apporter du thé. J’étais fatigué, abattu.
« Eh bien, me demanda Ardalion, vous y êtes allé ? vous avez vu ?
— On m’a montré quelque chose, répondis-je, que..., je l’avoue, je n’attendais pas.
— C’est un homme d’une grande sagesse, dit Ardalion en posant le samovar... Les marchands ont pour lui la plus grande considération. »
Dans mon lit, en méditant sur mon aventure, je m’imaginai y trouver une explication. Cet homme sans doute possédait un pouvoir magnétique considérable. Agissant sur mes nerfs par des moyens à moi inconnus, il avait réveillé l’image de mon précepteur d’une manière si vive et si précise que j’avais cru, qu’elle s’offrait à moi, que je l’avais devant les yeux... La science connaît ces métastases, ces déplacemens de sensations. Fort bien ; mais la force qui produit de pareils effets demeure toujours un mystère inexplicable. « J’ai beau faire, pensai-je, j’ai vu de mes yeux mon vieux précepteur qui est mort. »
Le lendemain était le jour du bal à l’assemblée de la noblesse. Le père de Sophie passa chez moi et me rappela l’invitation que j’avais faite à sa fille. À dix heures du soir, j’étais à mon poste avec elle au milieu d’une salle bien éclairée, dansant des contredanses françaises au grondement terrible d’une musique militaire. Il y avait énormément de monde, beaucoup de dames, et d’assez jolies ; mais la palme entre toutes appartenait à ma compagne, bien qu’il y eût dans sa physionomie quelque chose de bizarre. Je remarquai que ses paupières ne s’abaissaient que très-rarement, et que l’expression de franchise de ses yeux rachetait à peine ce qu’ils avaient d’étrange ; mais elle était bien faite, et ses mouvements étaient gracieux, quoique timides. Lorsqu’en valsant sa taille se cambrait et qu’elle penchait son col délicat sur son épaule droite, comme pour s’éloigner de son cavalier, on n’aurait pu imaginer rien de plus jeune et de plus chaste. Elle était tout en blanc, avec une croix de turquoises attachée par un ruban noir.
Je l’invitai pour la mazurka et j’essayai de causer avec elle, mais elle me répondait par monosyllabes et comme à regret ; en revanche, elle écoutait avec attention et ses traits exprimaient cet étonnement pensif qui m’avait intrigué la première fois que je l’avais vue. Pas l’ombre de coquetterie dans toute sa personne ; jamais un sourire, et ces yeux fixés imperturbablement sur ceux de son interlocuteur, — ces yeux qui, dans ce moment même, semblaient voir autre chose que ce que tout le monde voyait... Étrange créature ! À la fin, ne sachant comment l’intéresser, l’idée me vint de lui raconter mon aventure de la veille.
Elle m’écouta avec une curiosité évidente ; mais, contre mon attente, elle ne montra aucune surprise à mon récit, et me demanda seulement si l’homme ne se nommait pas Vassili. Je me rappelai que la vieille l’avait appelé devant moi Vasinka. « Oui, répondis-je, il s’appelle Vassili ; le connaîtriez-vous ?
— Il y a ici un saint homme nommé Vassili, dit-elle. Je pensais que ce devait être lui.
— La sainteté n’a rien à voir ici, répliquai-je ; c’est un effet du magnétisme, un fait intéressant pour les docteurs et les naturalistes. »
J’essayai de lui exposer ce que c’est que cette force particulière qu’on appelle le magnétisme, au moyen de laquelle la volonté d’un individu est soumise à celle d’un autre individu, etc. ; mais, à dire la vérité, mes arguments un peu confus ne parurent faire aucune impression sur elle. Sophie m’écoutait, laissant tomber sur ses genoux ses mains croisées, qui tenaient un éventail. Elle était absolument immobile, aucun de ses doigts ne remuait, et il me semblait que toutes mes paroles rejaillissaient loin d’elle comme si elles fussent tombées sur une statue de marbre. Elle les comprenait, mais il était évident qu’elle avait ses idées à elle, bien arrêtées et inébranlables.
« Vous n’admettez pourtant pas les miracles ? m’écriai-je à la fin.
« Assurément je les admets, répondit-elle tranquillement. Comment ne pas admettre les miracles ? Est-ce que l’Évangile ne nous dit pas qu’avec de la foi autant qu’un grain de sénevé, on peut remuer les montagnes ? Qu’on ait de la foi, et on fera des miracles.
— Il faut qu’il y ait peu de foi dans ce temps-ci, répondis-je, car on n’entend pas parler de miracles.
— Il y en a pourtant ; vous même en avez vu. Non, la foi n’a pas disparu aujourd’hui, mais le commencement de la foi...
— Le commencement de la sagesse, interrompis-je, c’est la crainte de Dieu.
— Le commencement de la foi, continua-t-elle sans se troubler, c’est l’abnégation, l’humilité...
— L’humilité aussi ? lui demandai-je.
— Oui, l’humilité ! L’orgueil, l’arrogance, la présomption, voilà ce qu’il faut détruire, ce qu’il faut déraciner. Vous parliez tout à l’heure de la volonté..., il faut aussi qu’elle soit brisée. »
J’enveloppais de mon regard toute la figure de cette jeune fille qui prêchait ainsi. « La petite ne badine pas », me disais-je à moi-même. Je regardai nos voisins de la mazurka : ils m’observaient, et il me sembla que mon étonnement les amusait. Un d’eux me souriait d’un air sympathique, et semblait me dire : « Eh bien ! n’avons-nous pas notre demoiselle phénomène ? Nous la connaissons, allez. »
« Et vous, mademoiselle, repris-je, avez-vous essayé de briser votre volonté ?
— Chacun est tenu de faire ce qui lui paraît la vérité, répondit-elle d’un ton un peu dogmatique.
— Permettez-moi de vous demander, repris-je après un moment de silence, si vous croyez possible d’évoquer les morts ? »
Sophie secoua doucement la tête.
« Il n’y a pas de morts !
— Comment, il n’y en a pas ?
— Il n’y a pas d’âmes mortes. Elles sont immortelles et peuvent toujours paraître, si elles veulent. Elles sont sans cesse autour de nous.
— Comment ? Supposez-vous, par exemple, qu’à côté de ce major de garnison au nez rouge il peut se trouver une âme immortelle ?
— Pourquoi pas ? La lumière du soleil éclaire bien son nez, et la lumière du soleil, de même que toute lumière, vient de Dieu. Et que signifient les apparences ? Pour celui qui est pur, il n’y a rien d’impur. Seulement il faut trouver un maître, trouver un guide.
— Permettez, permettez, dis-je, non sans un peu de méchanceté ; vous voulez un guide... Votre confesseur, à quoi vous sert-il donc ? »
Sophie me regarda froidement.
« Je crains que vous ne veuillez vous amuser à mes dépens. Mon confesseur me dit ce que je dois faire, et moi, j’ai besoin d’un guide qui me montre lui-même, par son exemple, comment on se sacrifie. »
Elle leva les yeux au plafond. Ce visage de jeune fille, avec cette expression de rêverie immobile, d’extase profonde et continuelle, me rappelait les madones de Raphaël..., pas celles de sa dernière manière, qui ont toutes mes préférences.
« J’ai lu quelque part, continua-t-elle sans se tourner vers moi et presque sans remuer les lèvres, qu’un grand seigneur voulut être enterré sous le seuil d’une église, afin que tous ceux qui entreraient le foulassent aux pieds... Voilà ce qu’il faut faire de son vivant... »
Boum ! boum ! tarararara ! Les instruments de cuivre retentirent.
J’avoue que notre conversation au milieu d’un bal était fort excentrique. Involontairement elle éveillait en moi des pensées... d’une nature entièrement opposée à la dévotion. Je profitai d’une invitation faite à ma dame dans une des figures de la mazurka pour laisser tomber notre discussion quasi théologique. Un quart d’heure après, je ramenais Mlle Sophie à son père, et le surlendemain je partis. Bientôt l’image de cette jeune personne au visage enfantin, à l’âme impénétrable comme le marbre, s’effaça de ma mémoire.
Deux ans se passèrent, et cette image se reproduisit encore, voici comment. Je causais avec un de mes camarades qui revenait d’une tournée dans la Russie méridionale. Il avait passé quelques jours à T... et me donnait des nouvelles de ce pays.
« À propos, s’écria-t-il, tu connais sans doute Vr... G... B... ?
— Parfaitement.
— Et sa fille Sophie, tu la connais aussi ?
— Je l’ai vue deux fois.
— Figure-toi qu’elle a pris la clef des champs.
— Comment cela ?
— Oui. Voilà trois mois qu’elle a disparu et qu’on n’a plus de ses nouvelles. Et le plus drôle, c’est que personne ne peut dire avec qui elle s’est enfuie. Impossible de rien découvrir ! Pas le moindre soupçon. Elle avait refusé tous les partis. C’était la modestie, la réserve personnifiée. Voilà mes prudes et mes dévotes ! Ç’a été un scandale diabolique dans tout le gouvernement de T... Son père est au désespoir... Et quel besoin avait-elle de se faire enlever ? Son père aurait fait tout ce qu’elle aurait voulu. Ce qui est surtout incompréhensible, c’est que de tous les lovelaces du gouvernement..., pas un ne manque à l’appel !
— Et on ne l’a pas encore rattrapée ?
— Comme si elle était tombée à l’eau. Une jolie fille à marier de moins, voilà qui est triste ! »
Cette nouvelle me surprit fort ; elle bouleversait toutes les idées que je m’étais faites sur Sophie B... ; mais il arrive tant de choses singulières !
Pendant l’automne de cette même année, mon service m’obligea d’aller dans le gouvernement de S..., sur la route de T..., comme on sait. Par un temps pluvieux et froid, les rosses de la poste tiraient à grand’peine mon léger tarantas dans la boue d’une route effondrée. La journée avait été, il m’en souvient, des plus malheureuses. Trois fois nous nous étions embourbés jusqu’au moyeu. Mon cocher, à chaque pas, me jetait dans une ornière, et quand, à force de crier et de jurer, il en était dehors, il retombait aussitôt dans une autre plus profonde, si bien que le soir, arrivant harassé au relais, je résolus de passer la nuit dans la maison de poste. On me conduisit dans une chambre où je trouvai un vieux divan de bois, un parquet tout de travers, une tenture en papier toute déchirée. Cela sentait le qvas, la vieille natte, l’oignon et même la térébenthine. Les mouches s’y ébattaient en immenses essaims ; pourtant on y était à l’abri de la pluie, qui pour lors tombait à seaux. Je dis qu’on m’apportât un samovar, et, assis sur le divan, je m’abandonnai à ces pensées, couleur... non de rose, familières à tous ceux qui voyagent en Russie. Elles furent interrompues par un grand bruit dans la salle commune, dont ma chambre n’était séparée que par une mince cloison. C’était un grincement aigu de ferrailles semblable au frottement d’une chaîne, mais il était dominé par une rude voix d’homme criant à tue tête :
« Dieu bénisse tous les habitants de ce logis ! Dieu bénisse ! Dieu bénisse ! Amen ! amen ! Arrière, Satan ! »
La voix traînait la dernière syllabe de chaque mot d’une façon presque sauvage ; puis j’entendis un profond soupir et comme un corps très-pesant qui tombait sur un banc en faisant résonner la chaîne.
« Akoulina ! servante de Dieu, viens-t’en, reprit la voix. Regarde : misère et bénédiction ! Ha, ha, ha ! Pouah ! Seigneur mon Dieu, Seigneur mon Dieu, Seigneur mon Dieu ! (On eût dit un diacre au chœur.) Seigneur Dieu, souverain de mon cœur ! pardonne à mes méfaits. Oh ! oh ! oh ! Pouah ! Fi ! et bénis cette maison à la septième heure ! »
« Qu’est-ce que cela ? demandai-je à l’hôtesse, qui m’apportait le samovar.
— Ah ! mon Dieu, répondit-elle en chuchotant avec empressement, c’est un saint homme de Dieu. Il n’y a pas longtemps qu’il est venu dans notre pays ; il a bien voulu visiter ma maison, et par un temps comme celui-ci ! Il ruisselle, mon bon monsieur, c’est comme une rivière..., et les chaînes qu’il porte..., c’est une pitié ! »
« Bénis Dieu, bénis Dieu, recommença la voix. Akoulina, Akoulina-Akoulinouchka, mon amie ! où est notre paradis... notre doux paradis... ? Que cette demeure, pour étrenne de ce siècle, reçoive la paix !... Oh ! oh ! oh !»
La voix murmura quelques mots incompréhensibles, et tout d’un coup, après un bâillement prolongé, j’entendis comme un rire enroué. Ce rire semblait involontaire, et chaque fois qu’il s’était produit, l’homme crachait avec indignation, comme s’il se reprochait son acte de gaieté[2].
« Hélas ! mon Dieu ! dit l’hôtesse en se parlant à elle-même avec beaucoup d’émotion, Étienne, mon mari, n’est pas ici. Voilà un malheur ! Il dit des choses si consolantes, et moi, pauvre femme, je n’y comprends rien.»
Elle sortit en hâte.
Il y avait une fente à la cloison, j’y mis l’œil et je vis un « innocent[3] » assis sur un banc et me tournant le dos. Je ne voyais qu’une tête énorme, grosse comme un chaudron à bière, des cheveux hérissés, un large dos voûté, couvert de haillons rapiécés et ruisselant d’eau. À genoux en face de lui, sur l’aire de terre battue, était une femme d’apparence maladive, portant une casaque mouillée, et sur la tête un mouchoir foncé qui lui retombait sur les yeux. Elle faisait tous ses efforts pour ôter les bottes de l’innocent ; mais ses doigts glissaient sur le cuir détrempé et couvert de boue. La maîtresse de la maison, les mains croisées sur sa poitrine, contemplait avec béatitude le saint homme, qui continuait à grommeler des phrases inintelligibles.
Enfin la femme parvint à lui ôter ses bottes, mais peu s’en fallut qu’elle ne tombât à la renverse. Sans s’arrêter, elle se mit à défaire les bandes de toile qui couvraient, au lieu de bas, les pieds de l’innocent. Il avait une plaie sur le cou-de-pied... Je quittai ma fente avec dégoût.
« Est-ce que vous ne prendriez pas une petite tasse de thé, mon bon père ? lui demanda humblement la maîtresse de poste.
— De quoi s’avise-t-elle ? répondit l’innocent ; choyer une guenille pécheresse... oh ! oh ! oh ! J’en voudrais briser tous les os, et elle... du thé !... Oh ! oh ! ma respectable bonne dame, Satan est fort chez nous... Sur lui tombe le froid, sur lui la famine, et les cataractes du ciel, les pluies qui transpercent ; mais il vit toujours... Souviens-toi du jour de l’intercession de la mère de Dieu ! Tu verras ce qui t’arrivera... Tu verras !... »
L’hôtesse poussa un léger soupir d’étonnement.
« Seulement écoute-moi. Donne tout, donne ta tête, donne ta chemise... On ne demande pas : donne toujours ! parce que Dieu te voit. Lui faut-il beaucoup de temps pour éparpiller ton toit ? Il t’a donné, le bienfaiteur t’a donné du pain... Mets-le dans le poêle... Oui, il voit tout, tout... Tu sais bien, l’œil dans le triangle[4]. À qui ? »
L’hôtesse se signa à la dérobée sous son fichu.
« Vieil ennemi, dur comme diamant ! s’écria tout à coup l’innocent : diamant ! diamant ! »
Et il grinçait des dents avec fureur. ! « Vieux serpent ! Mais Dieu ressuscitera, oui, il ressuscitera et il dispersera ses ennemis... Je réveillerai les morts... Je marcherai sur l’ennemi de Dieu... Ah ! ah ! ah ! Pouah !
— N’auriez-vous pas un peu d’huile, demanda une autre voix que j’entendais à peine. Je voudrais en mettre sur sa plaie... J’ai sur moi un linge propre. »
Je regardai de nouveau à la fente. La femme était toujours occupée de la jambe de l’innocent. « C’est la Madeleine », me dis-je.
« Tout de suite, tout de suite, ma colombe, dit l’hôtesse, et elle courut à ma chambre prendre avec une cuiller l’huile de la lampe allumée devant les images.
« Quelle est la femme qui l’accompagne ? lui demandai-je.
— Nous ne savons pas, mon petit père, qui elle est ; mais elle fait son salut... Peut-être que c’est pour ses péchés ; mais lui, quel saint homme que c’est !
— Akoulinouchka, ma chère enfant, ma fille bien-aimée... reprit l’innocent, et tout à coup il fondit en larmes.
Sa compagne, toujours à genoux devant lui, leva les yeux...
« Ô ciel ! me dis-je, où donc ai-je vu ces yeux-là ? »
L’hôtesse rentra avec l’huile. La femme acheva le pansement, et, se relevant, demanda s’il serait possible d’avoir place dans un grenier avec un peu de foin... « Vassili Nikititch aime beaucoup à coucher sur le foin.
— Comment donc ! certainement, répondit l’hôtesse. Venez-vous-en, mon petit père, dit-elle à l’innocent. Séchez-vous, reposez-vous. »
Le fou en geignant se leva lentement du banc où il était assis. La chaîne qu’il portait se mit à tinter, et comme il se retournait pour chercher les saintes images, je vis sa figure en plein, tandis qu’il faisait de grands signes de croix du revers de sa main.
Je le reconnus à l’instant ; c’était ce Vassili qui m’avait fait voir mon défunt précepteur. Ses traits avaient peu changé, mais son expression était encore plus sauvage, encore plus farouche. Ses joues pendantes étaient couvertes d’une barbe hérissée. Ses haillons pleins de fange, sa mine hideuse, inspiraient plus de dégoût que de terreur. Il continuait ses signes de croix tout en promenant un regard stupide sur le sol, dans les coins de la chambre ; il avait l’air d’attendre quelque chose.
« Vassili Nikititch ! » dit sa compagne en le saluant humblement. Il releva la tête, et, essayant de faire un pas, chancela et faillit tomber. Elle s’avança aussitôt et le soutint en lui prenant le bras. La voix, la taille de cette femme, indiquaient qu’elle était jeune ; mais il était impossible de voir son visage.
« Akoulinouchka, mon amie !... » dit l’innocent en traînant la voix et en ouvrant une bouche énorme ; en même temps il se frappait la poitrine et faisait entendre un long gémissement qui semblait venir du fond de l’âme. Tous les deux sortirent en suivant l’hôtesse.
Je demeurai quelque temps encore sur mon dur canapé à réfléchir sur ce que je venais de voir.. Mon magnétiseur avait fini par devenir un « innocent. » Voilà où l’avait conduit ce pouvoir qu’il était impossible de méconnaître en lui.
Le matin, je voulus me mettre en route ; la pluie n’avait pas cessé, mais je ne pouvais m’arrêter plus longtemps. Sur le visage de mon domestique, qui m’apportait de quoi me faire la barbe, je remarquai une sorte de sourire sardonique contenu, dont je savais bien la cause. À coup sûr, il venait d’apprendre quelque chose d’extraordinaire et qui n’était pas à la gloire des maîtres. Évidemment il était impatient de m’en faire part.
« Eh bien ! lui dis-je enfin, qu’y a-t-il ?
— Monsieur a vu l’innocent d’hier ?...
— Oui, eh bien ?
— Et sa compagne, monsieur l’a vue aussi ?
— Oui.
— C’est une dame... de la noblesse.
— Allons donc !
— Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Des marchands de T... ont passé par ici et l’ont reconnue. Ils ont nommé sa famille ; seulement j’ai oublié comment ils l’appellent. »
Il me sembla qu’un éclair passait devant mes yeux.
« L’innocent est-il encore ici ? lui demandai-je.
— Oui, il n’est pas encore parti. Mon gaillard est là sous la porte qui leur sert un plat de son métier. Il leur en compte de belles, il sait ce que cela lui rapporte. »
Mon domestique appartenait à cette classe de serviteurs éclairés dont Ardalion faisait partie. « Et la demoiselle est avec lui ?
— Oui, elle fait aussi son service. »
Je sortis sur le perron et vis l’innocent. Il était assis au-dessous de la porte sur un banc qu’il tenait à deux mains, dandinant à droite et à gauche sa tête baissée comme une bête féroce en cage. Les touffes épaisses et crépues de ses cheveux allaient et venaient, ainsi que ses grosses lèvres pendantes, d’où sortait un murmure étrange et qui ne ressemblait pas à la voix humaine. Sa compagne cependant se lavait la figure à un seau suspendu près du puits. Elle n’avait pas encore remis son mouchoir de tête, et achevait sa besogne à quelques pas de la porte, se tenant sur une petite planche au-dessus de la mare au fumier. Je la regardai, et, maintenant qu’elle était tête nue, je frappai des mains d’étonnement. Sophie B... était devant moi ! Au bruit, elle se retourna et fixa sur moi ses yeux bleus immobiles, comme autrefois. Elle était bien changée. Le hâle avait donné à son teint une nuance uniforme de jaune rougeâtre, son nez s’était effilé, ses lèvres s’étaient rétrécies. Cependant elle n’était pas devenue laide, mais à son ancienne expression de rêverie et d’étonnement s’en joignait une nouvelle : c’était un air de résolution, presque de hardiesse et d’enthousiasme concentré. Sur ce visage, plus la moindre trace de grâce enfantine. Je m’approchai.
« Sophie Vladimirovna, m’écriai-je, est-ce vous dans ce costume et dans cette compagnie ?... »
Elle frissonna, me regarda encore plus fixement, comme pour reconnaître qui lui adressait la parole ; mais, sans me répondre un mot, elle courut à son compagnon.
« Akoulinouchka, bégaya l’innocent avec un profond soupir, nos péchés, nos péchés...
— Vassili Nikititch, partons tout de suite, tout de suite, entendez-vous ? lui dit-elle, tout en jetant d’une main son mouchoir sur sa tête, tandis que de l’autre elle soulevait le coude de l’être immonde accroupi devant elle. Allons, Vassili Nikititch, ici il y a du danger !
— Je viens, je viens, ma petite mère, répondit l’innocent avec soumission, et, portant tout son corps en avant, il se souleva de son siége ; seulement il faudrait quelque chose pour attacher la bonne petite chaîne. »
Je courus après Sophie, je me nommai, je la suppliai de m’écouter, d’entendre un mot seulement. Je cherchai à la retenir en lui disant que la pluie qui tombait à flots pourrait lui faire le plus grand mal, ainsi qu’à son compagnon. Je lui parlai de son père... Rien n’y fit. Une animation méchante, impitoyable, s’était emparée d’elle. Sans faire la moindre attention à mes paroles, ses lèvres serrées, la respiration entrecoupée, elle pressait son compagnon tout ahuri, lui adressait à voix basse quelques mots d’un ton impérieux, l’entourait d’un bras et de l’autre soutenait sa chaîne. En un instant, elle lui avait enfoncé sur les yeux une mauvaise casquette d’enfant, lui avait mis son bâton à la main, elle-même avait jeté la besace sur son épaule..., et déjà ils étaient sur la route. Je n’avais pas de droit pour l’arrêter, et d’ailleurs qu’aurais-je pu faire ? Elle entendit mon dernier appel désespéré et ne tourna pas la tête. Soutenant son saint homme, elle s’avançait à grands pas sous une pluie battante, au milieu de la boue noire qui couvrait la route. Un instant, je suivis les deux figures de Sophie et du fou au milieu du brouillard ; à un tournant ils disparurent, et je ne les revis plus.
Je rentrai dans ma chambre consterné, abasourdi. Je ne pouvais comprendre qu’une jeune fille bien élevée, riche, abandonnât ainsi sa maison, sa famille, ses amis, renonçât à toutes ses habitudes, à tout le bien-être de l’existence, et pourquoi ? pour courir après un vagabond imbécile et s’en faire la servante ! Impossible de s’arrêter un instant à l’idée qu’une passion capricieuse, un amour dénaturé eût été le mobile de sa résolution. Il suffisait de regarder l’ignoble figure de son saint homme pour rejeter une pareille supposition. Non, Sophie était restée pure, et, comme elle me l’avait dit une fois, pour elle, il n’y a rien d’impur. Je ne comprenais pas son coup de tête, mais je ne la condamnais pas, de même que je ne condamne pas d’autres jeunes âmes qui se sont sacrifiées à ce qu’elles croyaient la vérité, à ce qu’elles croyaient leur vocation. Je regrette sa fuite insensée, mais je ne puis lui refuser ni une certaine admiration, ni même mon respect. Elle était sincère quand elle me parlait d’abnégation et d’humilité..., et, pour elle, penser et agir c’était même chose. Elle avait cherché un directeur, un guide, et elle l’avait trouvé...., mais où, grand Dieu !
Elle avait voulu subir l’humiliation, elle avait voulu être foulée aux pieds... Plus tard, j’ai entendu dire que sa famille l’avait enfin retrouvée et que le brebis perdue était rentrée au bercail ; mais elle n’y demeura pas longtemps et mourut bientôt en silence, avec son secret.
Paix à ton cœur, pauvre être incompréhensible ! Vassili Nikititch probablement promène encore sa folie. Ces gens-là ont une santé de fer.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 29 décembre 2011.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Proverbe russe.
[2] Coutume superstitieuse des Slaves. Après son rire involontaire, le fou crache, comme indigné contre lui-même pour avoir cédé à une instigation du diable.
[3] Yourodivyi, un fou par dévotion, qui mène une vie errante en s’imposant de rudes pénitences. Le peuple accorde un respect religieux à ces êtres que Dieu a touchés, et qui méprisent tous les biens terrestres.
[4] L’œil céleste, qui se trouve dans un triangle sur la plupart des images grecques.